Voilà maintenant un mois que je foule le sol malaisien à la recherche d’histoires à entendre, à voir ou à vivre, afin de les ramener avec moi. Et les raconter à mon tour, à cette petite fille qui, à 10000 kilomètres de là, les attend avidement. Quatre semaines déjà que j’explore ce pays du bout du monde, que je vadrouille de ville en ville, que je m’égare dans les ruelles des quartiers populaires le nez en l’air pour humer l’atmosphère, et le carnet à la main pour en croquer les aspects.
J’ai passé quelques jours à Kuala Lumpur, la ville où cohabitent les gratte-ciels et les vieilles bicoques, où le piéton n’a pas sa place. Se déplacer à pied dans cette capitale, ça n’est pas une promenade, c’est une punition. Les trottoirs inexistants et les boulevards encombrés feront hésiter vos pas et vous obligeront à de nombreux détours. Avec toutefois quelques récompenses quand, au coin d’un bâtiment sans charme s’ouvre un boui-boui délicieusement vivant, où l’on pourra remplir son assiette façon self-service pour un prix défiant toute concurrence.
Ici comme dans toutes les autres villes par lesquels je suis passé jusqu’à présent – Ipoh, Georgetown, Melaka – le centre-ville est occupé par le quartier chinois – Chinatown – auquel est adossé le quartier indien – Little India. Les malaisiens, eux, sont à la périphérie, on les croirait même moins nombreux tant la culture des deux autres nationalités est marquée.
Chinois, Indiens et Malaisiens voisinent sur une même terre, ils se partagent les cités, mais ne se mélangent pas vraiment.
Et l’on passe d’un pays à l’autre en quelques pas, de la Chine à l’Inde en traversant une rue. Aussitôt, les odeurs changent, et les sons, et les couleurs. Les premiers jours, ces ruptures environnementales donnent le tournis. Mais cela permet de goûter à tout, de changer de décor selon l’humeur, de s’offrir une soupe de nouilles ou un byriani poulet selon l’appétit.
Et, comme partout en Asie du Sud est, des petits vendeur de nourriture ambulants, des charrettes où l’on vous prépare un plat unique en deux temps trois mouvements, que vous mangerez sur le trottoir, au milieu des passants.
Je consacre beaucoup de temps à les dessiner, ces petits stands de fortune, au grand plaisir de leurs propriétaires quand je vais leur montrer le dessin achevé, qu’ils accueillent en général par de joyeux éclats de rire.
Sortir des villes, c’est aller se frotter à la jungle. Elle est partout, là où on ne l’a pas remplacée par des intensives cultures de palmiers qui s’étendent parfois à perte de vue, surtout autour de la capitale. Sur la côte, la forêt couvre une partie de la petite île de Pangkor, le royaume des macaques et des calaos, ses étranges oiseaux à double becs; ou de Padang, une île plus vaste au riche passé coloniale encore très présent dans l’architecture de Georgetown.
Et dès que l’on s’enfonce vers le centre du pays, dès que l’on attaque les montagnes, alors la jungle se fait encore plus dense, la végétation plus généreuse. Autour de Tanah Rata, ville artificielle qui s’apparente à nos stations de ski, les collines ont été depuis plus de deux siècles joliment façonnées par les plantations de thé. Entourées de jungle et de montagnes, ces cultures adoucissent le paysage en lui donnant une petite touche féerique absolument savoureuse.
Et les histoires, alors ? Entre deux dessins, j’en capte de temps en temps. Des histoires-papillons qui voltigent autour de voyageurs croisés ici et là, ou des petites saynètes qui me sont offertes et qui me racontent de belles petites choses, moi qui suis un spectateur gourmand du théâtre quotidien, celui qui se déroule autour de moi. Un exemple ? Celle-ci s’est déroulé à Tanah Rata, alors que je revenais fourbu d’un trek de plusieurs heures dans la jungle, seul et sous la pluie. Pour me réconforter, je vais m’installer à la terrasse d’un petit restaurant indien. Alors que le cuisinier, juste devant moi, façonnait ses galettes sur son petit stand, un jeune enfant, le sien je suppose, très en colère, n’arrêtait pas de crier et de donner des coups dans la tôle de la charrette. Le père ne s’énervait pas, mais il répétait à son enfant de se calmer, ce qui n’avait aucun effet. Le petit garçon hurlait, tapait dans la tôle. Tout à coup, le père a pris un œuf et l’a tendu à l’enfant. Ce dernier l’a pris. Le père a dit quelques mots à l’enfant, j’imagine quelque chose comme : « Prends-en soin, il est fragile… ». Le petit garçon, ça l’a calmé aussi sec. Il est resté avec son œuf dans la main, il ne criait plus, il n’était plus agité. Pourtant, il aurait pu jeter l’œuf par terre (ce à quoi je m’attendais, pour être honnête) mais non. Il est resté comme ça, en faisait attention à son œuf, à tourner dans le restaurant, comme s’il avait une mission à remplir, de la plus haute importance. Puis, au bout d’un moment, il a reposé son œuf parmi les autres. La colère était passée.
J’ai trouvé la scène merveilleuse et d’une belle profondeur. On serait même tenté d’en tirer une leçon…
Après un mois à passer de la ville à la montagne, à explorer des îles et à prendre des bus, je vais maintenant entamer la deuxième moitié de mon voyage, dans l’autre partie de la Malaisie. L’île de Bornéo.
D’autres paysages m’attendent, d’autres rencontres, de nouvelles histoires que je ne vais pas manquer de rapporter à cette enfant à qui j’en ai fait la promesse.
Carnet sous le bras, crayons à la main, oreilles grandes ouvertes, je m’attaque à présent à la face la plus sauvage de mon voyage…